Ce blog ne prétend rien d'autre que d'être une suite d'articles sans liens ni thématiques particulières. Il fait part de la vision d'un expatrié sur ce merveilleux pays qui l'a accueilli, essayant d'en donner une image diffèrente des clichés qu'en ont souvent ceux qui le méconnaisse. Il cherche aussi à temoigner d'une expérience personnelle qui prouve que le bonheur n'est pas une chimère...

6 juil. 2015

Peindre ou ne pas peindre Tintin, telle est la question

frederic creusot
Les bons et les méchants- huile sur toile de 4 x 2 mètres.
Au vue des dernières nouvelles qui concernent Moulinsart S.A, une sentence d'un juge hollandais qui remet en question l'autoritaire gestion (c'est le moins que l'on puisse dire) des ayants-droit de Hergé, je ressors une note écrite en 2010 pour, avec le recul de ces cinq années passées,  la repenser, l'actualiser et vous raconter comment je me suis vu personnellement menacé et censuré par les sbires de Sir Rodwell.


Un thème qui vient tout naturellement.

Presque vingt ans que je n'ai, pour ainsi dire, touché un pinceau...
Études et concours, début de carrière, départ pour l'Espagne et nouveau projet de vie, enfants à garder et maisons à construire...Le temps est passé sans pouvoir m'ennuyer.
Un quart de vie aussi.
En cette année 2006, l'atelier flambant neuf et les tubes de peinture bien ordonnés, je reste bloqué devant la toile blanche.
Que peindre? Par où commencer?
La spontanéité, profondément refoulée lors de mon passage aux Beaux Arts où l'on vous apprend à penser et conceptualiser chaque projet, à vous situer par rapport à la production contemporaine, a du mal à resurgir. Il me faudra insister plusieurs mois, revenir m'asseoir dans cet atelier qui devient vite un lieu de souffrance et de remise en question, pour enfin prendre la décision libératrice qu'un enfant ne se serait même pas posée une minute: "Je vais peindre ce qu'il me plaît, comme ça vient".

tableau a l'huile
Une des premières toiles, très petit format, qui sera le "déclencheur".
Je commence donc, comme cet enfant, à peindre et dessiner ce qui m'entoure et ce qui m'angoisse à ce moment là: Un sentiment de solitude, de déraciné, d'étranger, dans un petit village de l'Espagne profonde où le "qu'en dira-t-on" va bon train.
En résumé: Moi et les gens.



Tout commence par une boutade: Je suis en train de terminer un petite toile où je me représente en train de me promener quand une amie entre dans l'atelier et en voyant le tableau s'exclame: "Où est Milou ?"
Il faut savoir qu'ici, en Espagne, les gens m'appellent Tintin. Un visage un peu rond, les yeux clairs, les cheveux blonds (mais déjà grisonnant) coupés courts, une petite mèche coiffée vers le haut...
Au point qu'un jour de carnaval à Salamanque, il y a plus de 20 ans, j'avais improvisé en dernière minute un déguisement de Tintin: Polo blanc sous un pull bleu, un pantalon de velours brun dont le bas des pattes s'introduisaient dans des chaussettes blanches pour simuler un pantalon de golf.
tableau de frederic creusot
"Paseo", Première toile où apparaît l'idée du Moi Tintin.
Je vécu cette nuit-là dans la ville prise par les étudiants de tous les pays du monde, ce que pouvait ressentir une star dans sa vie quotidienne: Impossible de faire un pas sans que l'on vous interpelle, que l'on vous parle et que l'on pose avec vous pour une photo souvenir. Cette nuit-là, j'ai pris conscience de l'universalité du personnage de Tintin: Une des grandes icônes du XX siècle.
Et dans le rue, toujours cette même question: "Eh tintin ! Et où est Milou?"

Quand l'amie revient me voir à l'atelier le jour suivant, j'avais répondu à sa question par une petite tache blanche dans le tableau. Pourquoi pas après tout. Ma chienne Laika m'accompagne dans toutes mes sorties champêtres.
Commence alors une série de petites et grandes toiles. Moi et mon chien: Seuls, dans la nature. Autour: Les gens, loin, très loin, en arrière plan...

Peu à peu, des sujets récurrents qui jalonnent mes travaux depuis l'enfance reviennent rapidement comme des fantômes du passé: La difficulté de communiquer, la peur de la foule, de la masse et de ses dérives. Des lectures comme Masse et Puissance de Canetti alimente cette série où se mettent peu à peu en place des éléments qui se retrouveront dans la future série de grandes toiles "Tintin au pays des gens".

tableau frederic creusot
"Les fourmis". Toile de grand format où l'idée d'un fond de visages représentant la masse entre en scène.
frederic creusot
Détail

Tintin au pays des gens.

L'idée du Moi-Tintin fait son chemin au fur à mesure que les toiles s'accumulent dans l'atelier. 
De même que l'envie d'aller plus loin et d'utiliser l'image réelle de Tintin. Pas seulement comment représentation autobiographique mais aussi comme instrument pour renforcer, grâce à un élément graphique connu de tous, une icône appréciée par beaucoup, le message de cette série qui va naître.
J'ai envie de jouer sur l'ambiguïté de la notion de héros, de bien et de mal, de blanc et noir, de positif et négatif. Les éléments graphiques se mettent rapidement en place.

Un schéma simple est mis au point: Un fond noir, sur lequel seront projetées et peintes en lignes blanches des scènes tintinesques réalisées préalablement sur ordinateur. Des images tirées des albums montées en de grandes compositions presque classiques réunissant des dizaines de Tintins. Des batailles de tintins armés de fusils et pistolets, des bagarres entre de "bons" Tintins et de "méchants" Tintins.  Des victimes, des bourreaux.
Qui sont les bons, qui sont les méchants? Impossible à dire. Ils se ressemblent tous. Brouillage des codes et des concepts.
En deuxième lecture, des milliers de petits visages apparemment identiques mais tous peints un à un, qui viennent "pixéliser" le fond de la toile, regardent le spectateur et semblent l'interroger sur sa condition d'être humain.
frederic creusot
Détail du fond d'une des toiles de 2 x 2 mètres.

Le début des ennuis.

Toile de Ole Alberg, artiste danois.
(Extrait de la note de 2010)
"Quand, il y a un peu plus de 3 ans, j'ai décidé de réaliser une série de toiles monumentales qui s'inspireraient du personnage d'Hergé, je m'accrochais à la loi d'exception de parodie ou de citation qui existe dans la loi de propriété intellectuelle. De plus je découvris qu'un peintre danois nommé Ole Ahlberg, qui peint des Tintins dans des situations érotiques,  avait gagné un procès contre Moulinsart et les héritiers de Magritte qui l'accusaient de plagiat. En plus du fait d'avoir vu plusieurs oeuvres d'art parodiant Tintin (la dernière à une foire d'art contemporain à Madrid), cette sentence me paru suffisante pour m'encourager à continuer mon travail. Jusqu'à cette semaine..."






Que s'est-il passé cette semaine-là?
Je découvre par hasard l'existence d'un parisien, Bob Garcia, et de son procès kafkaïen avec Moulinsart S.A.
Un tintinophile averti qui avait édité de petits livres gratuits pour faire connaître l'oeuvre d'Hergé aux enfants. Quelques images des albums pour illustrer ses propos, prises sans autorisations, toujours au nom de cette loi de citation, et le voilà condamné en appel, les huissiers à sa porte, à verser quelques 150.000 euros.
Réussissant à entrer en contact avec lui, lui expliquant photo à l'appui ma démarche en cours, il m'exhorte de laisser tomber. Mon travail peut être légal, cela n'empêchera pas Moulinsart S.A de me traîner dans un procès interminable où j'y laisserai, comme lui, non seulement l'argent que je n'ai pas mais aussi ma santé.
Je tente de jouer une dernière carte: Sous une adresse mail "anonyme", j'envoie quelques photos de mes toiles à Moulinsart S.A en expliquant clairement la démarche de ce travail purement artistique que je suis prêt à leur cèder comme un hommage à l'oeuvre d'Hergé. Réponse immédiate et froide avec une lettre type m'interdisant l'emploi d'images sous peine de poursuites, sauf si les tableaux restent dans le domaine du privé (Donc pas d'expositions, ni de photos sur internet).
Je décide donc assez vite d'arreter  un travail que beaucoup (et pas des moindres) jugeait prometteur. Mais je fais l'erreur de laisser les images de ces toiles sur un site récapitulant mon travail depuis les Beaux-Arts.
Quelle ne fut pas ma surprise quand quelques mois plus tard je reçois un mail du service juridique de Moulinsart S.A. qui me somme non seulement de retirer ces images mais également de leur faire la liste des tableaux existants, des prix, et du montant d'éventuelles ventes, et m'obligeant à abjurer mes fautes en envoyant une lettre dans laquelle je promettrai que jamais, oh plus jamais, je ne dessinerai de petits Tintins.
La fermeture du site et un simple mail leur suffira (mais on me tient à l'oeil.)

La décision de m'auto-censurer est donc prise rapidement, la mort dans l'âme. Trois ans de travail intensif pour des prunes. Des tableaux condamnés à être enfermés dans un cabinet noir, attendant une improbable rédemption. Barbe Bleue a gagné.

Je suis loin d'être le seul à utiliser des images d'Hergé pour des travaux artistiques. Il n' y a pas seulement ce Ole Ahlberg qui semble maintenant hors de danger, mais bien d'autres artistes de nationalités diverses, qui ont pignon sur rue sur le web. Ils exposent dans des galeries, vendent certaines de leurs oeuvres. Certains que j'ai pu contacter me disent que pour l'instant du moins, ils n'ont pas été inquiétés.
Pourquoi moi alors? quels sont leurs critères à l'heure de rechercher d'éventuelles victimes? Mystère. Seul Rodwell le sait.

J'aurais certes pu tenter la lutte de David contre Goliath. Mais étais-je prêt à en payer le prix ?
Il y a des jours, je l'avoue, où cet acte d'auto-censure résonne en moi comme un acte de lâcheté.
Mais à l'inverse des Rodwell et compagnie, l'argent ne m'intéresse pas. Par contre, la vie paisible recherchée dans ce petit coin d'Espagne n'a pour moi et les miens, pas de prix.

Quelques liens seulement sur les affaires Moulinsart, la liste étant interminable:
Sur la position des tintinologues: http://culturevisuelle.org/icones/509
Articles sur les abus de Moulinsart: http://www.bdparadisio.com/Moulins.htm
Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...